Chapitre 1
La déchirure

Je peux vous dire la date et l’heure précises de mon traumatisme. Ça ne s’oublie pas.
Pour être tout à fait honnête, la date et l’heure s’oublient parfaitement : le calendrier et la montre n’ont pas beaucoup de sens ici. Ce qui ne s’oublie pas, c’est le moment. La scène que je suis en train de vivre. Parce que cette scène, je vais la revivre encore et encore pendant de longues semaines. Le jour, la nuit, tout le temps. Au travail, en famille, devant la télé, pendant que je conduis. Je la revivrai avant de dormir et elle m’empêchera de trouver le sommeil autant que je la revivrai pendant mon sommeil quand je serai tombé d’épuisement.
Dans ces conditions, je vous le dis : ça ne peut pas s’oublier.
Ce qui ne s’oublie pas non plus, c’est la sensation. Je n’ai rien subi sur le plan physique et pourtant, je sens qu’on m’arrache quelque chose. Ne nous y trompons pas, quand j’écris que je n’ai rien subi sur le plan physique, je parle d’agression physique. Parce que ce qui m’est arraché, mon corps le subit et le ressent aussi : je palpite, je sue à grosses gouttes, un hurlement monte du fond de mes entrailles en même temps que je dégueule tout ce que je peux. Non, je ne vomis pas ; je dégueule tripes et boyaux, dans une violence que je n’avais jamais connue. Comme si mon corps employait toute son énergie pour chasser ce qui vient d’y entrer, quitte à s’épuiser. Au bord du malaise, je pleure. Et voilà que des plaques d’eczéma flambent sur mon corps, au point que si j’en avais l’énergie je m’éplucherais la peau pour m’en débarrasser avec le canif que j’ai toujours en poche. Non, je n’ai pas envie de me mutiler dans un élan morbide. Mais je suis prêt à m’amputer moi-même si ça peut me débarrasser de cette douleur.
Ce n’est que le premier jour. Je ne le sais pas encore, mais c’est le premier d’une longue série. Parce qu’à chaque fois que mon esprit me fera revivre la scène dans les semaines à venir, mon corps réagira de la même façon.
Voilà que je parle de mon corps et de mon esprit séparément. Ce n’est pas seulement un choix d’écriture : je commence à vivre cette séparation. J’en veux à mon esprit de ne pas être plus solide, j’en veux à mon corps de me faire vivre des choses que je ne maîtrise pas ; comme si mon esprit, mon corps et moi étions trois entités différentes… Ça non plus, je ne le sais pas encore, mais cette dissociation annonce une période compliquée de ma vie.
Mon binôme, qui m’accompagne pour cette mission, commence à vivre les mêmes choses. On se regarde, on comprend ce qui se passe chez l’autre ; et, au fil du temps qui passe, cette discussion qui revient, toujours de la même façon, comme une sorte de mantra qui nous accompagnera dans cette longue descente aux enfers :
- Ça va ?
- Non.
- Tu veux qu’on s’arrête ?
- Non. On n’a pas fini.
- Je sais, mais tu es sûr ?
- Oui. J’ai juste besoin de 5 minutes pour respirer.
- On ne tiendra pas comme ça, il y en a encore pour plusieurs jours.
- Je sais, mais on a un job à faire et la mission est sacrée.
Nos rôles s’échangeaient à chaque fois, mais les mots étaient sensiblement le mêmes et notre détermination ne faiblissait pas. Ce qui m’aurait pousser à m’arrêter, c’est que mon binôme ne puisse plus avancer. Moi, j’étais prêt à endurer ça jusqu’au bout, du moins c’est ce que je croyais. Et mon binôme voyait les choses de la même manière, nous en avons parlé longtemps après.
Cette fois, nous étions deux à ne pas en avoir conscience : même si la mission sera un succès, poursuivre jusqu’au bout ne fera qu’aggraver la déchirure.
À suivre...